Politique

Marcel Griaule

Forces nouvelles 3/3/1956

« Il est certes commode de camper devant soi, dans les cabinets de travail européens, un mannequin portant le nom de « Noir en général », habillé de théories et d'illusions, prêt pour les statistiques des bureaux d'information ; plus commode que de peiner dans des climats sévères, à la recherche des vies réelles et des idées des autres ».

Cette phrase de Marcel Griaule, que j'emprunte à son étude : Art et symbole en Afrique noire, exprime le but assigné par lui aussi bien à son labeur d'ethnologue qu'à son labeur d'homme politique. Il avait consacré sa vie à connaître l'homme africain, non pas à travers le demi-évolué des faubourgs – douteux reflet des Européens - mais en soi, tel qu'une civilisation plusieurs fois millénaire l'a façonné ; l'homme africain tel qu'il demeure sous notre mauvais vernis. J'entends encore Griaule, à nos journées d'étude de Marseille, exposant à un public subjugué de militants et de journalistes la métaphysique des Dogons. Et tous nous comprenions à l'entendre que l'apparent « sauvage » possède certains des secrets du monde.

Obtenir que la politique respecte cet homme africain, faire que nos institutions n'en brisent pas les ressors intimes, nous mettre en garde des contre-sens dévastateurs : telle fut la mission de Griaule parmi nous ; voilà pourquoi il siégeait à l'Assemblée de l'Union Française et en présidait la Commission des Affaires Culturelles et « des Civilisations d'Outre-Mer » (ces derniers mots très révélateurs, imposés par lui) ; voilà pourquoi il songeait à briguer un mandat de député. La politique était pour lui, dans l'action, un prolongement de l'ethnologie, et envers ces Africains qu'il connaissait comme jamais homme ne les connut, l'expression de son amour.

Cet amour avait inspiré sa première démarche politique, quand au temps de Pierre Laval, il tenta d'obtenir que la France s'opposât à l'invasion de l’Éthiopie. Il avait parcouru ce pays et en avait rapporté un récit captivant comme un roman d'aventures : Les flambeurs d'hommes.  Pour préserver du nivellement fasciste l'empire de la Reine de Saba, il « se jeta dans la bagarre ».

Bagarre qui est à l'origine de son engagement au MRP. C'est dans cette lutte contre la politique de P. Laval qu'il connut nos aînés. Mais il fut attiré surtout vers nous, je l'entends encore me le dire, par notre souci des valeurs spirituelles et la pensée que ce souci nous amènerait à sauvegarder l'héritage culturel et mystique des Africains.

Pourtant la politique ne l'arrachait ni à ses travaux, ni à ses recherches, ni à son enseignement de Professeur à la Sorbonne (ses cours du vendredi matin auxquels il fut toujours fidèle). Il appartenait déjà à Versailles quand il publiait les Arts de l'Afrique noire et Dieu d'Eau, son ouvrage préféré. Chaque année le revoyait dans les falaises de Bandiagara, au Soudan, parmi ses Troglodytes dogons.  Enfin, il venait d'équiper un laboratoire flottant pour explorer certaines régions de marais. N'effectua-t-il pas treize voyages en AOF pendant l'année 1954 ?

Pour comprendre Marcel Griaule il suffit peut-être de visiter son cabinet de travail. Aucun pittoresque : ni masques, ni sculptures. Les quelques bois de son salon appartenaient en propre à Madame Griaule, et elle ne les avait fait échapper qu'avec grand peine au musée. Dans ce cabinet de travail, rien qu'une immense table, si vaste qu'on pouvait à peine se glisser autour. Mais des classeurs, des fichiers, des enregistreurs, des dictaphones. Dans un angle, une planche à dessin avec les épures de son bateau. Cette pièce était un laboratoire, un grand appareil écouteur, un stéthoscope pour le cœur du continent africain.

Une mort subite, due à l'usure de tous ces travaux, nous arrache Marcel Griaule à cinquante-sept ans (comme il en paraissait moins ! ). Et je pense à une de ses dernière confidences : « Quand on vieillit et qu'on est sage on ne parle plus, parce qu'on sait ». Aujourd'hui, plus encore qu'il ne l'entendait alors, Griaule SAIT.